L’été 1950


Claude termine bien la 2ième Science. Il n’est pas parmi les premiers mais dans la moyenne supérieure de sa classe. Il est promu en 1ère Science et ce sera sa dernière année au Mont-Saint-Louis durant laquelle il devra décider ce qu’il veut faire dans la vie. Charles-Émile aimerait bien le voir devenir médecin et ne manque jamais une occasion d’en souligner les avantages: le respect, l’influence dans leur milieu, les revenus élevés et aussi les maisons imposantes qu’ils habitent. Antoinette, quant à elle, le croit assez grand pour prendre sa propre décision. Claude ne sait pas ce qu’il préfère.

Le Mont-Saint-Louis dirige normalement ses finissants vers le génie, les sciences ou le commerce et il permet aussi à un élève qui veut opter pour une profession libérale de suivre à la fin du cours collégial, durant un mois, un cours spécial avancé et intense, le PCB (philosophie, chimie, biologie). S’il réussit les examens, suite à ces cours avancés, il peut accéder aux facultés de médecine, de droit, ou d’autres. Claude réalise que toutes les portes sont ouvertes pour son éducation future mais ce qui l’inquiète, c’est le choix. Que veut-il faire? Il a le goût de quoi? Il se demande comment faire pour choisir. Il n’en parle pas et ne cherche pas à être aidé. Il ne veut pas penser à cela. Il ne sait pas que des orienteurs pourraient le guider. Ce sera une décision qu’il lui sera dictée éventuellement par la force des circonstances.

Dès les premiers jours de ses vacances de 1950, il cherche un emploi. Il avait rêvé d’être Lifeguard au natatorium de Verdun, ou y travailler pour l’été et avait fait en mai une demande à l’Hôtel de ville. Comme Charles-Émile est en mauvais terme avec certains échevins, sa demande a été mise de côté. Il déniche une autre job en quelques jours. Il est engagé par le grand magasin Simpson’s pour travailler dans l’entrepôt de la compagnie sur la rue Saint-Jacques Ouest, à Saint-Henri. Il oeuvrera comme préposé dans le service de Office Supplies. Ce service fournit aux départements de la compagnie et au magasin les articles et les fournitures de bureau. Cela comprend: crayons, effaces, papiers d’emballage, sacs de clients, tablettes de papier, bons de commandes, attache-feuilles et plus de 200 autres produits. C’est le matériel requis par les employés pour faire leur travail: soit le service aux clients. La langue de travail de la compagnie est l’anglais et normalement ce sont des Canadiens anglais qui sont engagés pour cette tâche. Le préposé fait affaire directement avec les employés de la compagnie presque tous unilingues anglophones et ceux-ci l’appellent pour préciser ou modifier les commandes écrites. Même les vendeuses du magasin sont en grande majorité unilingues anglaises malgré que la clientèle soit surtout canadienne française.

Claude est arrivé au bon moment pour offrir ses services et a impressionné le gérant, M. Hastings, par la qualité de son anglais parlé. Le premier jour au travail, le gérant le présente aux deux autres préposés. Ce premier contact avec eux est difficile. M. Hasting lui fait faire le tour de l’entrepôt, explique le système de storage, les catégories de produits, leur nom, leur localisation, la procédure à suivre pour remplir une commande, l’empaquetage et la livraison. Cela dure à peine 45 minutes puis Claude est laissé à lui-même et doit pouvoir se débrouiller. Suite à la session d’entraînement qu’il vient de recevoir, ses deux nouveaux collègues lui remettent cinq commandes qu’ils ont mises de côté et l’avisent qu’elles doivent être remplies dans l’heure car c’est une urgence.

Claude prend son chariot avec enthousiasme et part dans les allées de storage à la recherche des produits. Il se rend vite compte qu’il ne se rappelle pas précisément où ils se trouvent et cherche longuement sans trop de succès. Les étagères sont hautes et il perd beaucoup de temps à monter et descendre inutilement d’un grand escabeau sur roues alors que ses collègues, qui connaissent par cœur où tout se trouve, procèdent rapidement à leur tâche. Claude se voit obligé de les questionner pour savoir où il peut trouver tel ou tel produit. Ils collaborent à peine et semblent vouloir le boycotter. Finalement, après plus de deux heures, les commandes sont remplies mais elles doivent passer l’inspection de M. Hastings avant d’être emballées. Celui-ci découvre quelques erreurs car Claude n’a pas bien compris la description des items sur certains bons de commandes. Hastings fait les corrections et se montre un peu désappointé. Les deux collègues jubilent.

Les commandes s’empilent dans une boîte identifiée «in» au fur et à mesure de leur réception. Le matin, lorsque le travail commence à 08:00, une vingtaine de commandes sont déjà en attente pour être complétées par les préposés. En plus de vouloir bien faire son travail, Claude estime qu’il doit amadouer ses collègues pour en faire des amis, s’il veut passer un bon été. Il découvre qu’ils aiment, comme lui, le hockey, la boxe et les sports en général. Il est dans son élément et devient pour eux un interlocuteur intéressant. Au bout d’une semaine le tour est joué. Ils oublient leur animosité envers lui et le traitent équitablement.

Claude aime son travail, adore parler aux clients de son service (ceux qui placent les commandes) et se rend compte que les employés Canadiens français demandent à lui parler même s’ils sont bilingues. En somme, il connaît un bon été et est très heureux à la fin d’août, en quittant son emploi, d’entendre M. Hastings l’inviter à revenir l’été suivant. Il a gagné 41 $ par semaine et une grande partie de son salaire est déposée à la banque. Avec les intérêts de l’argent qu’il a gagné l’été précédent chez Steinberg, ça commence à «minoter».

Il n’oubliera jamais comment sa langue n’a pas été respectée dans cette compagnie et le peu d’opportunité qu’avaient les Canadiens français unilingues d’y être embauchés.

En fin d’été 1950, il y a élection municipale à Montréal. Claude est approché par un organisateur d’Adhémar Raynault. Ce dernier veut se présenter de nouveau à la mairie. Raynault a déjà été maire de Montréal de 1936 à 1938 ainsi que durant la période de l’emprisonnement de Camilien Houde pendant la guerre. Dès son retour du camp, en 1944, Camilien a repris son poste de premier magistrat en défaisant le maire Raynault à l’élection de cette année-là. Depuis, celui-ci accepte mal la défaite et se jure de reprendre son siège de maire. Alors que Sarto Fournier, député fédéral libéral de Maisonneuve, annonce sa candidature contre Camilien qui avait gagné par acclamation à l’élection de 1947, Raynault voit là une chance de passer entre les deux et décide de faire campagne car il croit avoir la sympathie des propriétaires. Son moto est «Le progrès dans la dignité». Claude l’aide comme il peut. Raynault est facile d’accès et se promène avec sa fleur à la boutonnière mais il est mal organisé, ne parle pas des vrai enjeux, semble dépassé et n’est pas en bonne forme physique. Claude trouve bien triste la vie de ce politicien déchu dont le seul but est de redevenir maire de Montréal. Il est vite évident qu’il ne peut battre Camilien qui gagne l’élection avec 60,040 voix contre les 30,111 votes de Fournier. Raynault s’est désisté à la dernière minute avant la mise en nomination pour des raisons de santé.