Depuis ses 10 ans, Claude affectionne particulièrement les pages sportives des journaux. Son père lui rapporte les journaux qu’il a offerts à ses clients. Il lit avidement tout ce qui touche au sport et à ses athlètes préférés. Selon les journées, il a le choix de plusieurs journaux: La Presse, le Montréal-Matin, Le Canada, Le Petit Journal, La Patrie, The Gazette, The Montreal Star. Il découpe les articles et les photos de ses vedettes préférées pour les coller dans de grands albums. Il apprécie tout particulièrement Le Petit Journal qui dédie toute sa dernière page à la photo sportive de la semaine. Parmi la pléiade de vedettes qui gravitent dans le monde du sport, il s’intéresse surtout aux joueurs de hockey et de baseball, ainsi qu’aux boxeurs et aux lutteurs. Cette collection l’incite à voir ses athlètes en personne. Charles-Émile ne demande pas mieux que de l’amener au Forum ou ailleurs pour voir ses idoles.
Au hockey, son équipe préférée est le Canadien, avec sa punch line formée de Maurice Richard, Toe Blake et Elmer Lach et son gardien de buts, Bill Durnan. Mais il aime bien aussi les Red Wings de Détroit avec Gordie Howe et Ted Lindsay. Il n’aime pas les Maple Leafs de Toronto, qui sont pour lui les plus durs adversaires du Canadien, avec un joueur détestable du nom de «Bill Ezinicki». 1946 est une bonne année. Le Canadien remporte sa deuxième Coupe Stanley en trois ans. Ces victoires ravivent le collectionneur en lui. Il affectionne particulièrement les Montreal Royals, de la ligue Senior de Hockey du Québec. Ils jouent toujours le dimanche après-midi dans un Forum rempli à capacité. C’est aussi un fervent du Canadien Junior qui, avec ses jeunes vedettes comme Dickie Moore, livrent bataille pour remporter la coupe Mémorial sous la direction de Sam Pollock. Il aime bien les Cyclones de Verdun qui jouent à l’Auditorium de leur municipalité et qui ont aussi de très bons joueurs comme Lorne «Gump» Worsley, un jeune gardien de but exceptionnel.
Il assiste régulièrement aux matchs de ces équipes et les encourage très bruyamment. Il aime beaucoup le hockey et joue lui-même comme gardien de but substitut pour l’équipe des Rangers dans la ligue interne du Mont-Saint-Louis. Ce n’est pas un bon joueur, mais il s’amuse beaucoup. Ce goût lui vient des parties spontanées qui s’organisaient dans la rue Richard, devant chez lui, quand il avait 10 ans. Entre les passages de voitures, il jouait au hockey, en chaussures ou en bottes, selon la saison, avec ses voisins, Anglais contre Français. Dans le groupe, Scotty Bowman et Donnie Marshall. Sur la rue Beatty, il joue aussi avec Dollard Saint-Laurent. Tous ces personnages deviendront des légendes de la Ligue Nationale de Hockey et remporteront un grand nombre de coupes Stanley.
Au baseball, il n’a d’yeux que pour les Royaux de Montréal qui jouent au stade Delorimier dans l’est de la ville, avec Roland Gladu, Stan Bréard et plusieurs joueurs canadiens français et américains. Il aime beaucoup les Dodgers de Brooklyn de la Ligue nationale des Etats-Unis. Les Royaux sont leur club-ferme dans la ligue internationale. Son enthousiasme est à son comble en 1945, lorsque Jackie Robinson signe un contrat pour jouer au baseball avec les Royaux de Montréal. C’est le premier noir à être accepté dans une ligue professionnelle de baseball. Son arrivée provoque des émeutes dans plusieurs stades et villes du centre et du sud des USA où la ségrégation demeure encore la règle à cette époque. Les lois favorisent les blancs au détriment des noirs, considérés comme des êtres humains inférieurs. Charles-Émile l’emmène souvent au stade Delorimier voir jouer Jackie Robinson, puis le receveur Roy Campanelle et le lanceur Don Newcombe et plusieurs autres joueurs noirs de grande qualité.
À la boxe, un des sports préférés de Charles-Émile qui l’a d’ailleurs initié, il suit les carrières des Montréalais Dave Castilloux et Johnny Gréco, celles des Français Marcel Cerdan et Laurent Dauthuille et particulièrement celle de Joe Louis, l’imbattable champion mondial des poids lourds de Détroit. Tous les vendredis soir, il écoute à la radio le Gillette Blue Blade Boxing Night en direct du Madison Square Garden de New York, où l’on présente les meilleurs combats de boxe en Amérique. Il suit les combats de championnats de Jake Lamotta, Rocky Graziano, Willie Pep et surtout ceux de Sugar Ray Robinson que les connaisseurs qualifient de «meilleur boxeur de tous les temps, livre pour livre(pound per pound) ».
À la lutte, il aime le «champion du monde» Yvon Robert et sa prise du sommeil, Larry Moquin (le deuxième meilleur lutteur Canadien français), Bobby Managoff, l’Ange de France, Yukon Eric et le grand et rude Kowalski. C’est au petit stade Saint-Henri que Claude assiste à son premier combat de lutte en compagnie de son père. Les frères Baillargeon sont en vedette, ainsi qu’un lutteur populaire du nom de Dufresne. En plus d’être lutteurs, les Baillargeon sont des hommes forts dans la lignée de Louis Saint-Cyr, reconnu comme le Canadien le plus fort de tous les temps. Ils attirent beaucoup de monde lors de leurs démonstrations de force. Claude assiste aussi au stade Delorimier au fameux combat de championnat entre Yvon Robert et Yukon Eric, qui devait perdre un morceau d’une oreille à cette occasion..
Claude s’emballe pour ce genre de spectacle (qui n’a rien à voir avec les shows de lutte à l’américaine d’aujourd’hui). Cela ressemble un peu à la lutte gréco-romaine, mais en beaucoup plus spectaculaire. Plus tard, sans le dire à ses parents, il a l’habitude de se rendre seul au Forum, le mercredi soir, assister aux matchs organisés par le promoteur Eddie Quinn. Il achète toujours le billet le moins cher pour un siège perché très haut dans le Forum, en arrière des colonnes (le Forum avait des colonnes dans ce temps-là). L’enceinte est toujours remplie à craquer et souvent l’affiche standing room only est accrochée au dessus de la billetterie.
De combat en combat, il se fraie un chemin vers le bas, le plus près possible de l’arène. C’est ainsi qu’il verra toutes les grandes vedettes de la lutte, comme Gorgeous George, un lutteur au boucles d’or, vêtu de vêtements extravagants d’allure royale. Il grimpe dans l’arène à la suite de son valet qui le parfume abondamment et lance ses bigoudis dans la foule en le déshabillant. Ce nouveau lutteur donne, pour la première fois, une dimension spectaculaire aux matchs de lutte. Tout le monde sait que la lutte, «c’est du fake», sauf les jeunes de l’âge de Claude qui ont de la difficulté à le croire tant ça a l’air vrai.
À la fin du combat principal, plusieurs spectateurs n’hésitent pas à grimper dans l’arène. Claude en prend l’habitude, allant même une fois jusqu’à s’approcher du vainqueur et lui soulève le bras en signe de victoire. La foule l’applaudit. Qu’à cela ne tienne, il tentera de répéter ce geste à chaque semaine. C’est une nouvelle raison pour aller à la lutte du mercredi soir. Il répètera ce scénario plusieurs fois, jusqu’au jour où, à la suite d’un match de «championnat» d’Yvon Robert, qu’il gagne évidemment, il soulève le bras de son héros, applaudi frénétiquement par la foule. Le dimanche suivant, vers midi, Charles-Émile convoque Claude au salon et lui demande où il était le mercredi soir précédent. Mal pris, Claude ne sait trop que dire. Il prend le parti de mentir et répond «chez un ami». Son père lui tend alors Le Petit Journal qu’il avait caché sous le coussin du sofa et lui demande de s’expliquer à propos de la photo qui apparaît en dernière page du journal. Claude y jette un coup d’œil. Yvon Robert y apparaît en vainqueur, le bras soulevé par…, Ô malheur !, nul autre que lui-même.
Le voilà pris en flagrant délit ! Qui plus est, il a menti. Il a aussitôt conscience d’avoir mal agi. La douleur qu’il ressent est celle d’un coup de poignard. Il blêmit sans dire un mot, bourré de remords. Charles-Émile lui exprime toute sa déception de voir qu’il est allé au Forum sans permission, mais surtout parce qu’il n’a pas dit la vérité. Claude passe aux aveux, vide son sac et demande pardon. Il lui parle de tous les autres combats et lui explique que cela dure depuis plus de six mois. Charles-Émile n’en revient pas. Il est vrai qu’il n’est pas là souvent le mercredi soir. Il rentre tard des séances de signature chez les notaires ou du bowling, car il est actif dans quelques ligues. Quant à Antoinette, elle avait une confiance aveugle en Claude car il lui donnait toujours une bonne raison d’arriver tard le mercredi. Elle est très choquée d’avoir été trompée. Ce sera une leçon importante pour Claude. Jamais il n’oubliera la peine qu’il a causée et la douleur qu’il a lui-même ressentie d’avoir été pris à mentir.
Une autre source de belles photos est le grand sportif montréalais Paul Stuart. Par amour du sport, il offre, par l’entremise d’une petite annonce dans La Patrie, d’envoyer sans frais des photos en noir et blanc de 8,5 pouces par 11 pouces à qui en ferait la demande. Il faut cependant lui envoyer un timbre pour le retour. Claude en commande et les photos lui parviennent les jours suivants. Il tire profit de cette aubaine et accumule un grand nombre de photos autographiées. Quarante ans plus tard, il rencontrera par hasard Paul Stuart. En entendant son nom il lui demande s’il est bien le grand sportif qui envoyait jadis des photos aux jeunes amateurs de sport. Stuart le confirme et Claude est ravi de pouvoir le remercier de vive voix tout en lui demandant comment il faisait pour envoyer ces photos gratuitement. Stuart, heureux de rencontrer un admirateur, lui dit que c’était sa façon d’aider les jeunes à aimer le sport et qu’il recueillait des fonds ici et là, même auprès des athlètes. La Patrie avait accepté de reproduire les photos sans frais et il réussissait à couvrir ses dépenses.
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