McColl-Frontenac


Durant les derniers mois à Poly, les finissants se voient offrir d’innombrables emplois. Les nouveaux ingénieurs sont très en demande. Les requérants viennent à l’École et soumettent les intéressés à des interviews. Claude hésite sur le genre de travail qu’il veut accomplir. Ses critères sont simples: une job sûre, un salaire convenable et une automobile fournie. Il est sans le sou sauf pour les économies qu’il a accumulées durant ses emplois d’été et qui rapportent des intérêts à la banque. Il a un peu plus de mille dollars dans ce compte bancaire mais ne veut pas y toucher. Il est comme l’avare Séraphin, le personnage central de l’émission de radio «un homme et son péché» qui aimait monter au haut-côté de sa maison, ouvrir ses sacs d’avoine pour admirer et caresser ses pièces d’or qui y étaient cachées. Claude ne va pas si loin, évidemment, mais il a toujours son carnet de banque à sa portée et aime ouvrir la page du dernier dépôt pour lire le montant total de ses économies. Cela le motive et il rêve de voir ce montant augmenter. Pour lui, cet argent ne sera utilisé qu’en cas de grande misère. Il est économe et se rappelle le conseil de Charles-Émile: «travaille et économiseet tu n’auras jamais de trouble ». La meilleure proposition lui vient de la Falconbridge Mining qui lui propose un travail d’ingénieur civil à Sudbury en Ontario au salaire de $ 5,500 par année. C’est parmi les bons salaires qui se payent. Il y pense sérieusement mais ne veut pas quitter le Québec, ni sa blonde. La compagnie pétrolière McColl-Frontenac lui offre un travail à ses bureaux de la rue de la Montagne, à Montréal, dans son département de construction de stations de services et de bulk plants. Il accepte le salaire de $ 4,800 par année et aura pour ses déplacements de travail l’usage d’une automobile qu’il pourra utiliser à des fins personnelles.

A son premier jour de travail, en juin 1955, il se présente au bureau du directeur régional pour l’est du Canada, M. Jacques Cartier, qui est heureux de l’accueillir car les Canadiens français sont rares dans la compagnie. Cartier l’interroge sur son passé, ses activités, sa famille et lui demande la raison pour laquelle il a choisi de travailler dans le département de la construction. Claude surpris, explique qu’il a un diplôme d’ingénieur en travaux publics et bâtiments et qu’il veut acquérir de l’expérience dans ce domaine. Il considère qu’il peut difficilement travailler à la raffinerie de Montréal-Est. Cartier lui lance une question surprenante: «êtes-vous intéressé un jour à être président de la compagnie ?». Claude, gêné et ne comprenant pas le but de la question, répond timidementtout bas «oui». «Alors», dit Cartier «il faut aller aux ventes. On ne choisit pas les exécutifs de la compagnie et par conséquent éventuellement le président, parmi les employés de la raffinerie ni ceux de la construction. Ce sont les ventes qui font vivre la compagnie et qui produisent ses dirigeants». Claude ne sait quoi dire et devant l’insistance de Cartier, il accepte en pensant qu’il peut essayer pour un certain temps et qu’il révisera sa situation dans six mois. «Bravo» de dire Cartier, «allez rencontrer immédiatement le vice-directeur régional pour les ventes, M. Bailey et vous entendre avec lui». Bailey, qui occupe un des bureaux voisins, se montre satisfait d’avoir un nouveau vendeur et assigne Claude aux ventes des produits industriels de la compagnie pour l’ouest de Montréal. Son territoire est de l’axe des rues Atwater et Côte-des-neiges jusqu’à l’île Perrot.

Son premier mois est dédié à un cours de formation qui surprend Claude. La première semaine, il travaille comme aide dans une station de service et doit remplir toutes les tâches dont lecircle service. C’est la qualité de service que la compagnie exige de ses garagistes pour les clients. A l’arrivée d’une automobile au poste d’essence, l’employé doit d’abord saluer cordialement le client, prendre sa commande en gazoline et pendant que le réservoir se remplit, faire le tour (circle) de l’auto, laver les vitres, observer la pression des pneus, ouvrir le capot pour vérifier le niveau d’huile, l’eau du radiateur, les courroies du moteur et aviser le conducteur en cas de problème. La politesse est de rigueur. Un client satisfait est un client qui revient. Le mercredi soir, il rencontre ses copains de Poly et raconte son travail. Ils veulent tous savoir dans quelle station il travaille pour aller ensemble acheter un dollar de gazoline et faire laver leurs vitres d’auto. Claude, évidemment, demeure bouche cousue. La semaine est longue et il est content de passer à la deuxième qui se passera au bulk plant qui est le poste de remplissage des camions-citernes et le site de l’entreposage de tous les produits de McColl-Frontenac, dans l’est de Montréal. Son entraînement couvre tous les aspects du travail dans un bulk plant et Claude se retrouve, un matin, sur la route vers Saint-Jean-d’Iberville assis à côté d’un routier de la compagnie conduisant son gros camion-citerne. En chemin, celui-ci arrête sur le bord de la route et offre à Claude de prendre la roue. Il hésite mais ne veut pas manquer l’opportunité. Il s’assoit derrière la conduite et est si impressionné par l’envergure du camion qu’il ne croit pas être capable de le conduire. Finalement, il parcourt quelques milles et s’arrête. Il en a assez. Quelle expérience !

Les deux dernières semaines sont dédiées à des cours de vente selon la méthode américaine Ingram. C’est une méthode américaine, très précise et réaliste et Claude y apprend toutes les notions de base de la vente. Cela lui rendra service toute sa vie. La période de formation est terminée et il commence son travail d’ingénieur industriel attitré aux ventes de produits pétroliers et de lubrification. Son bureau est à Montréal-Est où se regroupent tous les vendeurs de la région montréalaise. Il est désappointé de l’auto qui lui est assignée. C’est une «deux-portes» sans banc arrière. L’espace est nécessaire pour loger tous les catalogues et manuels sur les produits de la compagnie. Claude doit les remettre à ses clients et aux purchasing agents des compagnies lors de ses visites. Claude a plus de 100 clients dont Dominion Engineering, Dominion Bridge, Canadair, Smith transport. Il travaille très sérieusement et déniche, en quelques mois, de nouveaux contrats importants pour la compagnie comme Provost Cartage et Overnite Express qui se mesurent en centaines de milliers de gallons de gazoline, des centaines de barils d’huile Havoline pour les moteurs et de graisse Marfak pour les essieux. Il signe plusieurs nouveaux clients industriels comme Canadian Tube and Steel et un marchand de métal qui achète les vieilles autos et les compressent en un cube avec une machine qui utilise une huile hydraulique. Ses ventes d’huiles industrielles pointent vers le haut. Bailey est satisfait et toujours surpris lorsque Claude lui apprend qu’il a trouvé un nouveau client. Après six mois, son salaire augmente à cent dollars par semaine.