Verdun, nous voilà !


Pendant ce temps, au Québec, très loin des nuages qui s’amoncellent sur l’Europe, la famille Dupras fait son petit bonhomme de chemin. Jean-Claude, lui, fait ses premiers pas. À la fin de 1933, Antoinette et Charles-Émile finissent par dénicher à Verdun ce qu’ils recherchaient. C’est un magasin en rez-de-chaussée, au 5710 de la rue Verdun (côté nord), situé entre les rues Manning et Moffat. De plus, ils ont également découvert un modeste logement au 392 de la rue Egan, à quelques pas du futur magasin. Et, la chose a son importance, dans leurs moyens. Il s’agit d’une rue typique de Verdun, bordée de maisons de 6 logements sur trois étages, toutes construites au cours des cinq dernières années. Elles sont adjacentesPremiers pas de Jean-Claude les unes aux autres, de la rue Verdun au boulevard Lasalle et il n’existe aucun passage entre les maisons. Le nouveau logement de la famille est situé au deuxième étage, les fenêtres du salon en avant donnant sur la rue et celles de la cuisine donnant sur la ruelle et le hangar en bois, construit lui aussi sur trois étages et qui fait office de réserve pour chaque logement. La chambre du couple se trouve au centre du logement et elle s’ouvre sur le salon, selon le modèle « salon double ». Une petite chambre intérieure, sans fenêtre, est réservée à Jean-Claude. La salle de bain, sans douche, est éclairée et ventilée par une petite fenêtre qui s’ouvre sur un puits de lumière, commun à tous les logements de la maison. Un grand escalier extérieur, à quarante-cinq degrés, rejoint les logements du deuxième et deux portes, s’ouvrant chacune sur un escalier intérieur, permettent de rejoindre le troisièmeme. En perspective, la rue a fière allure. L’architecture des bâtiments est typique de Montréal, la ville aux longs escaliers extérieurs. Il s’agit de ce que l’on appelait alors un cold flat, sans chauffage central. C’est la cuisinière qui diffuse la chaleur dans le logement, soutenue par un chauffe-pot qui fonctionne à l’huile légère, avec un ajustement manuel.

Tout est parfait. Ils sont à l’ouest de la ville, dans le quartier 4. L’air est bon et l’activité économique très soutenue. La construction domiciliaire reprend lentement. La population est à 60 % de langue anglaise. Cela ne représente pas un inconvénient pour Charles-Émile car il est parfaitement bilingue. Antoinette se débrouille tant bien que mal en anglais et elle est confiante de pouvoir le maîtriser suffisamment pour ses besoins en quelques mois. La surface de plancher du nouveau commerce est deux fois celle de Saint-Henri et la façade, avec une entrée en retrait, comprend quatre vitrines. Charles-Émile s’occupe des transformations du magasin Charles-Émile, à gauche et Antoinette, au centre, avec leurs employés dont Yolande à droite devant la shop et le salon de coiffure.et Antoinette de celles du logement. Un « lettreur » vient produire la grande pancarte en façade sur toute la largeur du magasin, au-dessus de la porte, qui se lit : Manning Barber Shop and Beauty Parlour. Au bas des vitrines apparaissent sur de petits écriteaux les spécialités : pour le salon de « barbier », Sanitary Barber Shop, Special attention to children’s haircut, York 0054 ; et pour le salon de coiffure, une nouveauté, Wireless, Permanent, REGENT, No heat, No electricity, York 0054 . Le tout en anglais. C’est en effet la pratique commerciale de l’époque à Montréal et tout particulièrement à Verdun. L’installation du « bâton fort », le symbole de la profession, un cylindre mécanique, illuminé de l’intérieur, autour duquel pivotent en spirale deux bandes blanches et rouges, vient apporter la touche finale. Yolande, l’assistante d’Antoinette et le nouveau barbier se joignent à Charles-Émile et Antoinette à Verdun. L’ouverture officielle est un succès. Dès les premiers jours, ils sont pris d’assaut par de nombreux clients, au point de devoir ajouter rapidement au personnel une autre coiffeuse, Laurette.

Les échos d’Allemagne sont de plus en plus alarmants. Charles-Émile et Antoinette suivent les nouvelles à la radio tous les jours. Ils apprennent le boycott national de toutes les boutiques et magasins juifs du pays, en représailles contre la mauvaise publicité faite au nouveau régime dans les journaux d’Amérique, contrôlés, aux dires d’Hitler, par la « juiverie internationale ». Les Allemands ignorent cet appel, à la grande satisfaction de Charles-Émile et d’Antoinette qui rejettent l’antisémitisme. Ils seront par la suite consternés en apprenant l’application de « l’Aryanisme » à l’embauche dans la fonction publique allemande.