Suite… Les lendemains qui déchantent


Les interventions de Jacques Parizeau constituent autant d’obstacles à cette réconciliation car ils nourrissent les positions les plus radicales des ultras du PQ sur la place des minorités dans la société québécoise et sur les façons de protéger et de promouvoir la langue et la culture française au Québec.

Face à ces déclarations qu’il ne peut désavouer qu’au risque de s’aliéner sa base, le gouvernement Bouchard choisit de s’en solidariser, comme le fera le ministre des Relations avec les citoyens, André Boisclair au lendemain d’un discours de Parizeau devant les étudiants du Upper Canada College à Toronto,[2] et renonce par le fait-même à assumer le leadership qui devrait être le sien dans le replâtrage des divisions mises en relief à l’occasion du référendum.

Pourtant, le désir légitime des francophones de vouloir occuper la place qui leur revient dans la société québécoise ne devrait pas les conduire à renier l’Histoire et le patrimoine qui en découle.  Contrairement à une succession, l’Histoire ne put pas s’accepter « sous bénéfice d’inventaire », laissant aux uns et aux autres le loisir d’en assumer que les portions ou les époques qui leur conviennent.  Il n’est pas davantage possible de la réécrire pour la rendre conforme à l’image qu’on voudrait en avoir.  L’Histoire est ce qu’elle est.  Tant que les francophones n’admettront pas cela et ne seront pas prêts à consentir en conséquence aux anglophones et à leur langue la place à laquelle l’histoire leur donne droit, tant que les Québécois de toute origine n’auront pas compris qu’ils ont en partage une seule Histoire et qu’ils doivent l’assumer entièrement et la reconnaître tous comme la leur, les divisions continueront de se manifester dans la société québécoise et les chances de voir un jour se réaliser la souveraineté du Québec seront minces, pour ne pas dire inexistantes. En effet, comment parviendrions-nous à nous définir une identité collective pour l’avenir si nous sommes incapables de reconnaître celle qui nous vient de notre passé ?  Par ailleurs, si tant est que la pertinence du projet souverainiste se maintienne, les Québécois devront, pour en assurer la légitimité, définir leurs ambitions nationales et leur nationalisme sur la base de leur Histoire, avec tous les courants, les cultures et les valeurs qu’elle charrie.  L’identité héritée de cette Histoire ne se réduit pas à une seule ethnie, pas plus d’ailleurs qu’elle ne se réduit à une seule langue, n’en déplaise à certains, quelque soit l’attachement que l’on ait pour le français et le désir de voir s’épanouir au Québec la culture française.

Cette Histoire, les réalités démographiques du Québec, le droit constitutionnel canadien, le respect que les Québécois, souverainistes y compris, professent avoir pour les droits des minorités, la force de l’anglais sur le continent nord-américain, le déclin de l’influence de la culture française dans le monde – il faut avoir le courage de regarder les choses en face – et la place qu’occupe l’anglais dans les nouvelles technologies constituent autant de limites à la suprématie du français au Québec.  Ce n’est évidemment pas une raison pour baisser les bras et se laisser submerger par l’anglais si l’on aime sa langue et que l’on tient à sa culture.  Mais c’est sûrement une raison pour se demander si les moyens qu’on prend pour les protéger et les promouvoir sont bien adaptés aux défis auxquels elles sont désormais confrontées.  Autrement dit, les armes de 1977 sont-elles adaptées aux combats qu’il faut livrer en 1997.  Au delà de la seule question de l’efficacité des moyens se posent aussi celles de leur pertinence et de leur légitimité.

La première chose à constater, c’est tout le progrès réalisé depuis vingt ans.  S’il subsiste des quartiers ou des régions où l’anglais demeure fort répandu, c’est d’abord que les anglophones y sont nombreux.  Mais il n’existe pratiquement plus d’enclaves unilingues anglaises au Québec où le français n’ait pas droit de cité et les anglophones du Québec ont en général fait des efforts très louables pour apprendre le français, même s’il subsiste quelques irréductibles, de plus en plus rares de toute façon.  La meilleure preuve en est le développement, au Québec, d’une langue anglaise fortement gallicisée et même québécisée, comme viennent d’ailleurs de le constater des experts.

Mais leur situation de minoritaires en Amérique du Nord imposera toujours aux francophones du Québec un devoir de vigilance et au gouvernement du Québec une responsabilité particulière dans la mesure où c’est le seul territoire sur le continent où ils s’y trouvent largement majoritaires.

Devant les progrès réalisés, il faut se demander si une surveillance tâtillonne continue de se justifier, non seulement parce qu’il lui arrive de prendre des allures d’autant plus mesquines que les progrès sont évidents, mais aussi parce que cette méthode n’a peut-être plus l’efficacité qu’elle avait il y a vingt ans et ne peut plus prétendre constituer un rempart suffisant contre l’assimilation.

Le développement des moyens de communication et l’ouverture des marchés abolissent les frontières et les langues n’ont plus de territoire réservé. L’espace qu’elles occuperont à l’avenir sera fonction du dynamisme et de l’engagement personnel de leurs usagers.  Cette nouvelle réalité pose un défi considérable aux Québécois qui devront comprendre qu’ils ne peuvent plus désormais compter uniquement sur leur gouvernement et sur leurs institutions pour garantir la suprématie du français dans la société québécoise. En fait, celle-ci dépendra dorénavant bien davantage de la maîtrise avec laquelle ils sauront l’utiliser, chez eux et entre eux, du rayonnement international que connaîtront leur pensée et leur créativité et de la profondeur à laquelle ils s’enracineront dans la culture française universelle.

À ce stade-ci, il faut se demander si le climat protectionniste qu’ont établi la loi 101 et ses règlements n’ont pas contribué à développer chez les québécois francophones un sentiment de fausse sécurité et une complaisance paresseuse qui pourraient, comme c’est d’ailleurs le cas pour tous les protectionnismes, constituer une menace bien plus grande pour la survie du fait français en Amérique du Nord que quelques violations mineures à la loi 101 dans les quartiers majoritairement anglophones de l’ouest de l’île de Montréal. Dans les conditions actuelles, la persuasion et l’incitation ne seraient-elles pas plus efficaces que la coercition ? On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Car les québécois devraient aussi réaliser que le Canada est un des rares endroits au monde où l’usage du français ait progressé depuis trente ans, indépendamment de l’usage qu’en font les canadiens-français, en raison de la promotion du bilinguisme par le gouvernement fédéral. En fait, il n’y a jamais eu au Canada autant d’anglophones capables de s’exprimer fort correctement en français et les canadiens de langue anglaise font l’effort d’apprendre le français pour témoigner de leur engagement envers le Canada.

S’il est une chose qui soit sûre, c’est que les circonstances nouvelles se trouvent à accroître la responsabilité du gouvernement du Québec à l’endroit de la langue et de la culture française.  Cependant, c’est bien davantage par la promotion que par la protection qu’il arrivera à faire la preuve de sa légitimité dans la gestion de cet enjeu et l’éducation doit constituer son instrument privilégié d’intervention.  L’effort à consentir dans ce domaine doit être qualitativement et quantitativement à la hauteur du défi, faute de quoi la question de l’avenir collectif des québécois pourrait devenir sans objet et perdre toute légitimité.

Pour l’instant, elle demeure posée.  Deux ans après le référendum, le déficit de légitimité du gouvernement fédéral ne s’est pas résorbé, tant s’en faut.  S’il s’est encore creusé, la chose ne paraît pas trop en raison du rythme auquel se multiplient les questions qu’on peut se poser au sujet de celle de l’option souverainiste, des leaders souverainistes, de l’action du gouvernement et de celle du Parti québécois.

Mais le fait demeure que le Canada reste toujours sourd aux demandes de reconnaissance du caractère distinct de la société québécoise et qu’il se montre incapable d’amorcer le moindre processus de renouvellement des règles de fonctionnement de la fédération canadienne, indépendamment même des besoins du Québec.  La volonté du gouvernement fédéral de procéder par voie d’arrangements administratifs, si elle peut certainement s’expliquer sur le plan tactique et si elle permet au gouvernement fédéral de conserver un tant soit peu l’initiative sur le processus de renouvellement de la constitution, est à des années-lumière de suffire à lui procurer l’élan dont elle aurait besoin pour s’assurer d’un autre cent vingt-cinq ans d’existence.  Il n’est même pas certain qu’elle suffise à lui en assurer cinq.

Déjà lourdement handicapé au Québec, le « leadership » des libéraux au Canada sort affaibli de la dernière élection fédérale qui fait apparaître un Canada éclaté à l’intérieur duquel les consensus vont être encore plus difficiles et qui s’en trouvera d’autant plus vulnérable aux pressions externes.

Il n’est donc pas surprenant de voir le gouvernement fédéral tenter de reprendre l’initiative en se faisant le pourfendeur des souverainistes et en préconisant la ligne dure à l’endroit du Québec avec son plan « B ».  Si cette stratégie augmente sa légitimité dans le reste du pays, elle a un effet diamétralement opposé au Québec où le moindre dérapage, sur lesquels les souverainistes comptent d’ailleurs et que le gouvernement du Parti québécois appelle de tous ses voeux, pourrait avoir des conséquences irrémédiables pour l’option fédéraliste.  L’expérience passée a amplement démontrée tout l’impact négatif que pouvaient avoir certaines images trop fortes sur la légitimité d’une option.  Qu’on pense à l’affaire des « Yvettes », à l’incident de Brockville où une foule avait piétiné le drapeau québécois, à l’affaire des « homards », etc.

Car les fédéralistes aussi jouent gros.  Le recours à la Cour suprême pour tenter de faire définir les règles de droit qui s’appliqueraient au retrait d’une province de la fédération constitue une arme à double tranchant, comme le gouvernement fédéral en a déjà fait l’expérience lorsque Pierre-Elliot Trudeau a tenter de rapatrier unilatéralement la Constitution.  La distinction que le plus haut tribunal du pays avait établie entre légalité et légitimité l’avait obligé à refaire ses devoirs et à obtenir la collaboration des provinces.  Dans le cas qui leur est présentement soumis, l’absence de règles claires va obliger les juges à beaucoup de nuances dont il serait surprenant qu’elles fassent toutes l’affaire du gouvernement fédéral.  Plus que tout autre tribunal, la Cour suprême aura le souci de s’assurer que non seulement justice soit rendue, mais qu’il y ait toutes les apparences qu’elle a été rendue.  C’est d’ailleurs sans doute cette préoccupation qui l’a amenée à désigner un « amicus curiae », un ami de la cour, pour lui faire connaître les arguments que le gouvernement du Québec aurait pu invoquer s’il avait choisi d’être représenté.  Qui plus est, même si, selon le vieil adage, la justice est aveugle, le fait demeure que les juges ne vivent pas en vase clos et qu’ils sont particulièrement conscients du caractère critique de la décision qu’ils auront à prendre sur l’avenir de la fédération canadienne.  Il est en effet dans l’intérêt de celle-ci que leur décision puisse résister à toutes les analyses, y compris à celles que pourrait effectuer la communauté internationale au lendemain d’une éventuelle déclaration de souveraineté par un gouvernement qui souhaiterait faire reconnaître le Québec comme pays indépendant.

Un autre argument que les fédéralistes aiment bien utiliser est celui de la non-viabilité économique d’un Québec souverain.  Or cet argument repose sur l’exploitation systématique des scénarios les plus pessimistes que permet de développer l’analyse économique et de la peur qu’ils suscitent.  Le référendum de 1995 a démontré que cette stratégie n’avait plus l’efficacité qu’elle avait déjà eue.  Outre que les chiffres ne confèrent plus un avantage aussi évident au gouvernement fédéral dont le pouvoir de redistribution s’est considérablement érodé au fil des années, le redressement des finances publiques tant à Ottawa qu’à Québec réduit considérablement la menace que pourrait constituer pour un Québec souverain la gestion d’une dette trop lourde. Enfin, l’exercice des études commandées par le Secrétariat à la Restructuration dans l’année qui a précédé le référendum a permis de démontrer que le recours à d’autres méthodes d’analyse, toutes aussi légitimes que l’analyse économique, pouvait permettre à un gouvernement souverainiste d’éviter de se retrouver piégé à devoir commenter des scénarios hypothétiques pessimistes. Enfin, pour peu que le gouvernement du Parti québécois réalise enfin qu’il n’a pas d’autre choix que d’agir dans la plus stricte observance des règles de la légitimité et de procéder, avant de poursuivre sa démarche vers la souveraineté, à réconcilier les différentes composantes de la société québécoise, les risques d’impasse politique, de démembrement territorial du Québec ou d’exode d’une partie de la population se trouveraient grandement réduits, de même que les répercussions économiques négatives qui pourraient en découler.

Resterait la possibilité que les « partitionnistes » se voient légitimés dans leur démarche par la Cour suprême.  S’il fallait donner un exemple de ce qui pourrait constituer une « victoire à la Pyrrhus » dans le présent débat, on peut difficilement penser pouvoir en trouver un meilleur.  La satisfaction que pourrait en tirer le gouvernement fédéral serait de courte durée.  Une telle décision enverrait aux souverainistes le signal que les minorités tiennent leurs ambitions nationales en otage, ce qui aurait immédiatement des conséquences négatives sur le climat des relations interethniques au Québec et pourrait même recréer des conditions propices à l’émergence d’un nouveau FLQ pour qui le recours à la violence se trouverait ainsi légitimé.

Au moment où ce chapitre est écrit, les provinces cherchent un moyen de redémarrer le processus de révision constitutionnelle.  Le gouvernement fédéral, conscient de marcher sur des œufs, multiplie les appels à la prudence et l’Ontario rejette d’emblée tout processus dans lequel le Québec ne serait pas partie prenante.  Or Lucien Bouchard a clairement fait savoir que le gouvernement du Québec ne participerait pas à un tel exercice.  Si la sanction de l’immobilisme sur la légitimité du régime fédéral n’est pas aussi spectaculaire que celle de l’échec d’une tentative de révision constitutionnelle, elle n’en est pas moins réelle car elle confirme la prétention des souverainistes à l’effet que le fédéralisme ne peut pas être réformé. Et l’adage populaire ne dit-il pas que « quand on n’avance pas, on recule ».

Tempus fugit irreparabile.1

 

[1] C’est d’ailleurs dans le but de faire un bien modeste contrepoids aux déclarations de Jacques Parizeau que l’auteur, en sa qualité de député d’Iberville, a fait adopter à l’unanimité par l’Assemblée nationale la résolution suivante le 20 mars 1997 :

« QUE L’ASSEMBLÉE NATIONALE , dans un souci de réaffirmer les principes de la chartes des droits de la personne et de favoriser la bonne entente entre tous les citoyens du Québec, quelle que soient leurs origines, condamne le nationalisme ethnique sous toutes ses formes et l’utilisation par qui que ce soit des ses thèmes, de ses stratégies et de son langage pour favoriser et entretenir la discorde entre les Québécois, dans quelque intérêt que ce soit,

 

ET invite en conséquence tous les groupes d’intérêts qui représentent des Québécois, indistinctement ou selon leurs origines, à s’abstenir de favoriser ou entretenir la discorde entre les Québécois sur la base de leurs origines ethniques. »


[2] The Gazette, « Parizeau speech reopens old wounds », 20 février 1997, p.A,13

1 Le temps fuit irréparablement.