La fuite en Angleterre
Finalement la chance m’a abandonné. Elle m’a lâché au bout de deux ans et demi, pendant que je préparais le rôle de Barnaba pour une production de La Gioconda de Ponchielli dirigée par Maestro.
Un soir, le téléphone sonne à la maison. C’est mon imprésario.
«Savoia, quelle est ta vraie nationalité? – Je suis italien.
– C’est vrai?
– Oui.
– Pourrais-tu me montrer ton passeport?
– Pourquoi?
– Je veux vérifier un détail. »
J’hésite et finis par lui avouer la vérité. «Quitte l’Italie immédiatement! m’enjoint-il. Si le Ministère l’apprend, c’est la prigione ! »
J’appelle Maestro et lui relate la conversation. «Sauve-toi tout de suite », me conseille-t-il à son tour.
La Traviata
Cette Traviata de Covent Garden devait être dirigée par Raphaël Kubelik, mais il était malade. A qui a-t-on demandé de le remplacer? Comme d’habitude, à Reginald Goodall, le dépanneur-en-chef de la Maison.
Goodall arrive dans la loge des chefs d’orchestre, cherche son habit de cérémonie, ne le trouve pas. Manque de veine, il l’a laissé au Sadler’s Wells où il a dirigé la veille. Qu’à cela ne tienne, il empruntera celui de Kubelik qui pend sur un cintre, tout prêt à être porté.
Mais voilà, maestro Kubelik mesure 1,80 mètre et son remplaçant, à peine 1,65 mètre. «Tant pis, se dit Goodall, dans la fosse on ne me verra pas. » Il roule le pantalon pour ne pas trébucher, enfile la veste et descend diriger Traviata.
On annonce le changement au public, les Anglais l’acceptent avec leur politesse habituelle, c’est-à-dire en applaudissant, et Goodall se prépare à attaquer.
Le prélude du premier acte de La Traviata est marqué adagio planissiissimo (très lent et très très doux). Goodall étend les bras. Des manches de Kubelik ne dépasse qu’un minuscule bout de baguette. On ne voit même pas la main qui la tient. Silence dans l’orchestre. Une seconde, deux secondes, trois. Les musiciens attendent le départ. Lentement, Goodall se penche vers le premier violon et lui souffle: « I’ve started ! »
Parole d’honneur, cette histoire est vraie.
Le temps de faire nos bagages et de dire adieu à André Sébastien – mon frère quittera bientôt Milan lui aussi pour poursuivre ses études à Vienne – Aline et moi traversons la frontière suisse. En fugitifs. Peu après, j’apprends qu’un baryton du nom de Schiari m’a dénoncé et que Narducci a refusé de diriger l’opéra dont j’avais été si brutalement écarté.
L’émotion passée, une grave question se pose: que faire maintenant?
La réponse m’apparaît évidente: continuer d’une traite jusqu’à Calais et nous embarquer pour l’Angleterre. Après tout, nous sommes sujets britanniques, on ne nous refusera pas l’entrée sur le sol anglais. Deux jours plus tard, nous traversons la Manche en bateau et me voilà soudain en train de conduire à gauche, à la mode anglaise.
Je n’ai pas tenu rancune à l’Italie de cette pénible expérience, car je ne l’ai pas quittée pour les mêmes raisons que j’ai quitté le Canada. Sincèrement, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire pour y prolonger mon séjour. Il était temps de changer de cap, je suppose. Ce virage était inscrit dans, mon cheminement, mon voyage de carrière.
J’ai une théorie, d’ailleurs, en ce qui concerne les voyages. Pas les voyages en train ou en avion, mais les itinéraires de la vie. Il me semble que la vie ne cesse de nous tirer en avant, qu’elle nous propose des rendez-vous et qu’il ne faut pas les rater. Quand les événements me bousculent, je tâche de regarder devant. Je cherche à distinguer dans l’avenir un nouvel espace susceptible de m’accueillir.
Ainsi, à mon départ du Canada en 1952, le hasard a mis sur mon chemin la personne qui m’a conduit chez Narducci. Ensuite, avec Maestro, j’ai fait le plein de connaissances, j’ai appris à ÊTRE PRÊT. En province, d’un engagement sans répétition à l’autre, je me suis initié au véritable métier de chanteur d’opéra, le métier que j’apporte maintenant avec moi en Angleterre. Si bien que, sans savoir ce qui m’attend là-bas, j’ai confiance.
De plus, j’ai hâte de retrouver mon identité canadienne. Enfin, je vais redevenir Robert Savoie!
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