Pourtant, Antoinette a été profondément marquée par la mort de son père. C’est dans ses bras qu’il est tombé lorsqu’il a été foudroyé par une crise cardiaque, alors qu’il préparait le repas du dimanche avec les enfants, pendant qu’Alexandrine assistait à la grand’messe à Sainte-Clothilde. Elle avait 11 ans. Elle est soudainement prise d’une douleur qui la déchire, une douleur intolérable. Elle n’oubliera jamais ce moment tragique, car elle l’a vu se sentir mal, se tourner vers elle en grimaçant, tomber lourdement sur elle et sur la table de cuisine, alors qu’elle s’avançait pour l’aider. Antoinette se rappelle encore son visage marqué d’une douleur intense, le poids de son corps, sa chaleur, ses derniers soubresauts, la surprise de voir sa vie s’évanouir en quelques secondes, les cris affolés de ses frères et de sa soeur. Ce souvenir la hante. Elle entend encore les lamentations de sa mère, que Charlot est allé chercher à l’église, lorsqu’elle rentre à la maison suivie des voisines. Et puis, plus rien. Les souvenirs s’effacent, sauf celui où elle voit le cercueil exposé dans le salon, son père allongé au fond, alors qu’elle se rend pendant la nuit à la toilette située au rez-de-chaussée de leur petite maison. Elle raconte : « Je descendais l’escalier tout en regardant dans le salon. Je le voyais là, dans son cercueil. J’étais toute bouleversée, j’avais le cœur brisé… ». Et elle ajoute combien il avait fière allure et comme elle le trouvait beau.
Alexandrine souffre énormément de la mort de son mari qui, en plus d’avoir été un très bon père, était le seul support financier de la famille. Le patron de l’usine Robertson, de la rue William, où travaillait Fortunat comme opérateur de machinerie pour la fabrication des trappes de plomb utilisées en plomberie, sympathise beaucoup avec le malheur de la famille. Il vient à la maison proposer à Alexandrine d’engager Charlot pour remplacer son père. Charlot, qui n’a que 15 ans, se voit obligé d’accepter. Il versera hebdomadairement tout son maigre salaire de vingt-cinq piastres à Alexandrine pour subvenir aux besoins de la famille.
Il arrivera souvent à Antoinette de reparler de son père, de la grande injustice de son décès, de la vie facile qu’elle aurait connue s’il avait vécu. Charles-Émile constatera plus tard que son amour pour Fortunat avait grandi avec les années et qu’il lui manquait de plus en plus. Elle donne l’impression de l’aimer davantage que sa mère.
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